JUILLET 2024
Offenbach était aux abois. Il avait racheté trois ans plus tôt, rue Neuve-Ventadour (aujourd'hui rue Monsigny), le théâtre du magicien-ventriloque Louis Comte et l'avait appelé "Bouffes-Parisiens".Il l'avait inauguré le 29 décembre 1855 avec une opérette de sa composition intitulée Bataclan. Mais les affaires étaient mauvaises; il craignait la faillite. Le public avait beau être nombreux, ses mises en scène étaient trop coûteuses.
Seul un grand spectacle pourrait le sauver. Il comptait sur sa nouvelle opérette Orphée aux Enfers. Mais, au lieu d'aller à l'économie, Offenbach multiplia les dépenses : il demanda des décors à Gustave Doré, ne lésina ni sur le nombre de personnages, ni sur celui des costumes. Il y avait pas moins de vingt rôles, un chœur et un orchestre.
L'ouvrage se voulait une satire du célèbre opéra Orphée de Glück. Le héros y détestait sa femme Eurydice et était responsable de sa mort. Le personnage allégorique de l'Opinion publique l'obligeait à aller la chercher aux enfers, où Jupiter et Pluton se disputaient ses faveurs. Le dieu des enfers entraînait son monde dans une danse nouvelle, le french cancan. Provocation, extravagance, impertinence, insolence !
Les bien-pensants furent indignés. L'écrivaine républicaine Juliette Adam, dont la largesse d'esprit était pourtant connue, explosa : "Dès les premières scènes, un insurmontable dégoût me prit de ces insanités. Quoi ! Mes dieux étaient livrés aux calembours imbéciles, caricaturés jusqu'au grotesque le plus bas et le plus vil !" . Le plus virulent fut le puissant critique du Journal des Débats, Jules Janin. Il parla d'un "attentat au sens commun".
Zola s'y mit aussi. Il écrivit dans son roman Nana :" Ce carnaval des dieux, l'Olympe traîné dans la boue, toute une religion, toute une poésie bafouée, semblèrent un régal exquis. La fièvre de l'irrévérence gagnait le monde lettré des premières représentations; on piétinait sur la légende, on cassait les antiques images. Depuis longtemps, au théâtre, le public s'était vautré dans de la bêtise plus irrespectueuse."
Pourtant, l'œuvre eut du succès : deux cent vingt-huit représentations en un an et demi !
Napoléon III en personne voulut voir Orphée. Il assista à la deux cent vingt-huitième représentation, le 27 avril 1860, au théâtre des Italiens. Le lendemain, Offenbach reçut un beau bronze et une lettre des Tuileries : "Je n'oublierai jamais la soirée éblouissante passée en compagnie d'Orphée", lui écrivait l'empereur.
Offenbach avait gagné son pari de sauver le théâtre des Bouffes-Parisiens. Cette fois, il était riche : Orphée, c'était l'or fait ! Il acheta une villa à Étretat, qu'il baptisa Orphée. Allaient venir ensuite La Belle Hélène, La Vie parisienne, La Grande Duchesse de Gérolstein, La Périchole, Les Contes d'Hoffmann ... Offenbach n'avait pas fini d'étonner le monde !
André Peyrègne (extrait des "Petites histoires de la grande musique")