Le regard n’est pas seulement l’orientation de l’œil vers un point de l’espace pour y récolter les informations sur le monde que la vision donnera, il est projection sur le monde de préperceptions, il est décision de regarder en fonction des intentions du sujet ; le regard est capture du monde et d’autrui, il est anticipation, il est construction d’un monde par le sujet percevant en fonction de ses expériences passées, de sa visée vers le futur, de ses désirs et de ses craintes, de ses croyances et des règles sociales qui le guident.
Nombreux sont aujourd’hui les ouvrages qui tentent de décrire l’importance du regard et d’en dévoiler la fonction et les mystères . Le regard qui établit le contact avec l’autre peut être le « mauvais œil », familier à toutes les civilisations méditerranéennes. Au Maghreb et au Proche-Orient, il est ressenti comme un organe ambivalent : à la fois récepteur du monde et émetteur de force vivante. Cette force s’écoule comme l’eau d’une source dont l’œil, en langue arabe, porte le nom.
Alain Berthoz
Professeur au Collège de France, Membre de l’Institut,
Directeur du Laboratoire de Physiologie de la Perception et de l’Action.
« La vision est palpation par le regard. » M. Merleau-Ponty
Le regard échappe donc à la seule approche de la physiologie car il est condensé de biologie et de culture. C’est la première interaction de l’enfant avec le monde. Avant de marcher avec ses jambes, il marche avec son regard, il interroge sa mère. Il suffit de contempler un moment cet extraordinaire échange entre la maman et son jeune bébé lorsqu’ils se regardent pour comprendre qu’il s’agit là de beaucoup plus qu’un simple mouvement, une simple « visée », la simple création d’une image. Il s’agit d’une pénétration réciproque, d’une « commune union » ou communion au sens plein du terme ; le monde extérieur n’existe plus pour deux êtres complètement absorbés par cette fascination réciproque où l’on sent que s’échangent, se donnent et se prennent de multiples messages, mais surtout s’élabore un vécu partagé. Dans cet immense champ des possibles, que peut-on dire sur le regard et l’autisme ? Je ne suis pas un spécialiste de l’autisme et de surcroît, n’étant pas médecin, je ne puis ici que proposer quelques idées des mécanismes concernant la physiologie du regard. C’est dans cette perspective que se place ce texte. Il n’a pas pour objectif de résumer toutes les connaissances sur les bases neurales du contrôle du regard. De nombreuses revues récentes accomplissent cette tâche. Je ne puis qu’indiquer quelques aspects essentiels et proposer quelques idées simples. Je tenterai, toutefois, de proposer quelques pistes de réflexion plus générales sur le regard échangé.
Leon Battista Alberti - 1472 - (Sant'Andrea (Mantua, Italy))
LES REGARDS
Le regard qui se projette
L’idée que le regard est une projection du cerveau sur le monde n’est pas nouvelle. Déjà à Babylone le regard était mâle et se projetait, ou femelle et recevait la lumière. Chez les Grecs, Empédocle (490-430 av. J.-C.) déclare que l’intérieur de la vue est du feu, autour duquel se trouvent de l’eau, de la terre et de l’air à travers lesquels il peut passer grâce à sa subtilité, à la façon de la lumière dans les lanternes. Les pores du feu et de l’eau sont disposés en quinconces. À travers le feu, nous percevons les objets blancs, à travers l’eau les noirs. Chaque donnée sensible s’harmonise à chaque type de pore. Les couleurs viennent à la vue par l’« effluve ». Sa théorie dite de l’ « extra-mission » suppose que ce feu interne produit de la lumière qui se reflète sur les objets et retourne vers l’œil. Platon (426-348 av. J.-C.) a proposé une théorie dite de l’« interaction ». Des rayons visuels seraient produits par l’organisme et entreraient en interaction avec la lumière ambiante et formeraient le « cône de vision » dont le sommet est dans l’œil et la base sur l’objet. Ce cône touche l’objet qui le met en vibration, laquelle est transmise à l’œil. Ce signal vient activer les composantes cognitives de l’âme qui sont situées dans le cerveau. Alahazen (965-1038) a lui aussi proposé une théorie « interactionniste » du regard : des signaux visuels efférents produits par le cerveau (spiritus visibilis), au niveau du chiasma optique, pénètrent dans l’œil et interagissent avec les ondes visuelles produites par les objets. Cette interaction est ensuite renvoyée dans le cerveau et se combine avec les informations de l’autre œil pour donner une perception.
L’art de la Renaissance italienne est en partie fondé sur l’exploitation de la perspective. Le regard y est un « point de vue » sur le monde. La révolution qu’ont entraînée les théories d’Alberti sur la perspective vient de l’idée que le monde est décrit du « point de vue » du sujet percevant dont on reproduit la visée, il est guide des rapports de l’architecture. Cette idée des mouvements du regard comme moyen de changer de « point de vue » sera très importante dans l’école soviétique des années 1950 dont les travaux, malheureusement, ont été oubliés par la littérature occidentale.
Le regard qui palpe
« La vision est palpation par le regard », écrivait Merleau-Ponty. L’équivalence entre les perceptions visuelle et tactile a été démontrée par Bach-y-Rita dans ses expériences célèbres qui ont permis de faire « voir » des aveugles de naissance en leur appliquant sur la peau des vibrations. Cette technique est limitée et n’est pas aussi efficace que la lecture en braille, qui utilise sans doute l’exploration active tactile par le sujet, mais elle a démontré que les prévisions de Sartre qui avait annoncé que le sens tactile était l’« analogon » de la vision étaient justes. Une expérience récente d’imagerie cérébrale vient de confirmer l’intuition du philosophe (Keysers et coll., 2004). Lorsqu’on présente à des sujets une image de leur propre jambe en train d’être caressée par une main, il se produit une activation dans les aires du cerveau qui sont aussi activées lorsqu’on touche réellement la jambe du sujet (aires somato-sensorielles S2) 4. La vision est donc bien palpation par le regard.
Je suggère que, d’une certaine façon, le « contact » par le regard est l’équivalent du contact par la main. Merleau-Ponty écrivait : « L’objet est au bout du regard. »
Le regard qui oriente l’attention et guide l’action
Le regard est d’abord orientation. Elle peut être déterminée soit par un événement dans le monde extérieur, soit de façon endogène par l’intention du sujet. Les « réactions d’orientation » dirigent le regard, et parfois le corps vers un site ou une cible d’intérêt. Ces mouvements sont en général faits sur place, sans locomotion. Nous désignons aussi par ce terme des changements implicites de la direction de l’attention.
L’orientation vers une source sensorielle est un comportement que l’on retrouve chez les organismes les plus simples. Il a été généralement décrit sous le nom de « taxie » par les éthologistes qui ont ainsi distingué « phototaxie », « héliotaxie », « thermotaxie», etc. Chez les insectes comme la mouche, les mouvements d’orientation sont réalisés grâce à des mécanismes automatiques d’une grande subtilité. Mais ces circuits sont relativement rigides en ce sens qu’ils ne comprennent que très peu de stations. Lorenz a beaucoup insisté sur le rôle fondamental qu’a joué l’insight. Il a montré par exemple que les mouvements d’orientation des bébés oiseaux vers la mère revenant au nid avec de la nourriture contiennent en réalité deux éléments du répertoire moteur : un mouvement d’élévation du bec vers la mère, distinct d’un véritable mouvement d’orientation qui, lui, dépend de la direction de laquelle vient la mère. Il a par ailleurs insisté sur le fait qu’une partie des synergies qui sont mises en jeu dans les mouvements sont parfaitement indépendantes des entrées sensorielles. Chez les psychologues, bien qu’elle soit loin de l’analyse des mécanismes neuronaux, la théorie dite « écologique » de Gibson nous rappelle que le développement de la vision fovéale qui s’est accompagnée de la migration des yeux d’une position latérale à une position frontale a permis la mesure de la distance frontale des objets, sans doute pour faciliter la capture manuelle et pour la poursuite oculaire. Mais les avantages de la vision frontale ont eu pour conséquence que les animaux ont dû développer des mécanismes pour prélever successivement des échantillons du monde visuel.
Il fallut que des mouvements de la tête apparaissent et que la coordination des mouvements d’exploration permette un recouvrement des images successives qui, d’après Gibson, est essentielle pour assurer la cohérence de la représentation de l’ensemble d’une pièce dans laquelle on se trouve, par exemple. Gibson se demande, au sujet de la réaction d’orientation, comment sont guidés les déplacements du regard, et ce qui conduit le regard à se diriger dans une direction et non pas dans une autre et à s’arrêter à un endroit de l’espace plutôt qu’à un autre. La réponse, d’après lui, doit être que des structures intéressantes de la scène – et des morceaux intéressants de structure, plus particulièrement des mouvements – entraînent la fovéa vers elles. Les variables de la structure optique contiennent de l’information et du sens et spécifient les actions qu’ils permettent de faire (affordances, en anglais). La capacité d’explorer l’espace activement par des mouvements d’orientation produits non pas seulement en réponse à des stimulations de l’environnement, mais en fonction des désirs du sujet, est donc un aspect important des mouvements d’orientation qui nous intéressent.
Parmi les physiologistes, Pavlov (1927) a donné cette description de la réaction d’orientation : « L’apparence d’un stimulus nouveau évoque immédiatement un réflexe de recherche, l’animal fixe tous ses récepteurs sensoriels pertinents vers la source de perturbation, élevant les oreilles, dirigeant son regard vers la source et reniflant l’air. » Le réflexe d’orientation est donc un état d’éveil généralisé qui n’est pas spécifique à une seule modalité sensorielle.
Pour expliquer le fait que la réponse au stimulus disparaît avec la répétition (extinction), Sokolov a introduit un concept fondamental de « modèle neuronal du stimulus ». On retrouve aujourd’hui ce concept dans bien des spéculations sous les noms de « modèle interne », « estimation centrale », « prédiction », « hypothèse intrinsèque ». Ce concept est celui d’une trace qui enregistre les propriétés du stimulus. Donc le réflexe d’orientation n’implique pas seulement des boucles sensori-motrices courtes : il implique une connexion entre le néocortex comme mécanisme de base de l’analyse des signaux et l’hippocampe comme système détecteur de nouveauté. Dans la littérature soviétique, la réaction d’orientation est donc plus une préparation à l’action qu’une simple réaction.
On doit aussi citer les travaux de Hess en Allemagne. Il fit de nombreuses expériences de stimulation électrique concernant le rôle des structures du diencéphale et du tectum dans l’organisation des réactions d’orientation. Il a bien établi que l’orientation du regard est une action qui implique l’ensemble de la posture de l’animal et que les réactions d’orientation sont comprises dans l’expression corporelle des émotions. Elles ont par conséquent une signification liée aussi au contexte de l’action. Les mécanismes automatiques de l’orientation du regard, c’est-à-dire le mouvement combiné de la tête et des yeux, incluent aussi des prédictions de l’effet de la gravité sur la tête, par exemple. Ils sont donc prédictifs. Ma propre conception de la réaction d’orientation est qu’elle permet au système nerveux central de diriger l’attention ou de capturer un objet d’intérêt en construisant une configuration d’états de capteurs sensoriels définie par une hypothèse, formulée par le cerveau, sur la nature possible de l’objet visé ; elle est préparation à l’action. D’où l’intérêt porté aujourd’hui sur la « désignation » par le regard.
Le regard est donc guide pour l’action. Johansson a montré récemment que le regard se porte toujours en premier, avant la main, sur l’objet que l’on va saisir. Il sert de référentiel à l’action de préhension. Dans ce contexte, l’orientation du regard est toujours accompagnée d’une hypothèse à la fois sur l’objet de l’orientation et sur l’action envisagée. C’est ce qui fait la difficulté de son étude. Elle n’est pas seulement un mouvement, mais un mouvement orienté vers un but et préparatoire de l’action. Il y aura donc plusieurs façons de s’orienter vers un même but. De plus, elle fait sans doute appel à un répertoire, prédéterminé génétiquement, de comportements d’orientation.
Lorsque l’orientation est volontaire, endogène, qu’elle procède de l’intention de saisir un objet, elle anticipe l’action. Nous avons montré que, chez l’adulte, au cours de la locomotion, la trajectoire est anticipée par le regard, comme si le cerveau la planifiait et la simulait en interne. Le regard projetterait ainsi sur l’espace la trajectoire imaginée et le guidage visuopostural de la locomotion serait ainsi le fait du regard. Cette fonction anticipatrice du regard correspond aussi à la stabilisation de la tête pendant les mouvements complexes du corps. Elle n’est pas présente chez l’enfant très jeune mais apparaît toutefois au cours des premières années. Tout déficit dans la capacité de construire une visée unique du regard dans l’espace induira ainsi des déficits dans la capacité de produire des trajectoires locomotrices vers un but. Il y a peut-être là aussi une piste à suivre dans les recherches sur l’autisme mais, à ce stade, il ne s’agit que de spéculations.
Les déficits du regard dans l’autisme pourraient aussi induire un déficit dans l’usage du regard comme référentiel pour l’action. En effet, de nombreux travaux récents indiquent que, lors de la saisie, d’abord le regard se porte sur l’objet qui va être saisi et ensuite la main se déplace vers lui, comme si la direction du regard était en fait utilisée comme référence pour le geste de saisie. La découverte d’une région du cortex pariétal appelée « région pariétale de la saisie », où l’on trouve des activités qui pourraient être liées à la coordination entre les gestes de la main et le regard, comme la découverte de neurones dans le colliculus qui codent à la fois les mouvements du regard et de la main, suggère cette intime liaison entre la saisie et le regard, déjà si évidente chez l’enfant dès le plus jeune âge. Il serait intéressant d’étudier chez l’autiste le fonctionnement de cette coordination car, si elle se révélait déficitaire, il serait peut-être possible d’aider les enfants à retrouver une coordination par l’entraînement.
Le regard qui s’échange
Le regard qui nous intéresse est donc aussi le regard qui régule les relations sociales. Le regard a une fonction de prise d’information, il a aussi un rôle fondamental d’« équilibre interactionnel». L’échange du regard est vital pour la sélection naturelle. On doit à l’éthologiste Golani une extraordinaire description des échanges de regard entre deux chiens qui vont s’égorger. Il utilisa la technique de description des mouvements utilisée par la chorégraphe israélienne Eshkol. Cette technique consiste à décrire par une simple notation manuelle les mouvements des danseurs dans trois référentiels différents et simultanés : un référentiel dit « corporel » que nous pourrions appelerégocentrique, un référentiel « environnemental » que nous pourrions nommer allocentrique, et enfin un référentiel « lié aux deux partenaires » lorsque deux danseurs dansent ensemble. C’est enexploitant ce dernier référentiel que Golani pu décrire un lien extraordinairement rigide entre les yeux des deux chiens qui s’observent avant de se sauter à la gorge. En effet, les conditions concrètes qui permettent à un chien de sauter à la gorge de l’autresont telles qu’il suffit d’un écart de position relative de quelques centimètres entre l’un et l’autre pour induire l’agression fatale. Ainsi se construit entre les yeux des deux chiens une ligne de regard aussi dure qu’une tige d’acier puisque toute déviation par rapport à cette ligne signifie la mort pour l’un des chiens. Cette ligne de regard est tellement solide qu’il suffit au chien dominant d’incliner soudain la tête pour éventuellement faire tomber l’autre chien sans même le toucher.
Cet échange est aussi celui qui conditionne le statut social de l’individu dans un groupe. Dans Le sens pratique, Pierre Bourdieu décrit ainsi les « habitus » en matière de maintien du regard : « L’homme viril qui va droit au but, sans détours, est aussi celui qui, excluant les regards, les mots, les gestes, les coups tors et retors, fait front et regarde au visage celui qu’il veut accueillir où vers qui il se dirige toujours en alerte parce que, toujours menacé, il ne laisse rien échapper de ce qui se passe autour de lui, un regard perdu en l’air ou rivé au sol étant le fait d’un homme irresponsable, qui n’a rien à craindre parce qu’il est dépourvu de poids au sein de son groupe. Au contraire, on attend de la femme bien élevée, celle qui ne commet aucune inconvenance “ni avec sa tête ni avec ses mains, ni avec ses pieds” qu’elle aille légèrement courbée, les yeux baissés, se gardant de tout geste, de tout mouvement déplacé du corps, de la tête ou des bras, évitant de regarder rien d’autre que l’endroit où elle posera le pied, surtout si elle passe devant l’assemblée des hommes…
Bref, la vertu proprement féminine, la lah’ia, pudeur, retenue, réserve, oriente tout le corps féminin vers le bas, vers la terre, vers l’intérieur, vers la maison, tandis que l’excellence masculine, le nif, s’affirme dans le mouvement vers le haut, vers le dehors, vers les autres hommes. »
Dans cette définition extrême de la réaction d’orientation, le stimulus n’est plus simplement une configuration de stimuli sensoriels. Comme le précise Bourdieu dans les définitions qu’il donne, « les stimuli n’existent pas pour la pratique dans leur vérité objective de déclencheurs conditionnels et conventionnels, n’agissant que sous condition de rencontrer des agents conditionnés à les reconnaître… L’habitus ne peut produire la réponse objectivement inscrite dans sa “formule” que pour autant qu’il confère à la situation son efficacité de déclencheur en la constituant selon ses principes, c’est-à-dire en la faisant exister comme question pertinente par référence à une manière particulière d’interroger la réalité ». Ce texte est à mon avis fondamental, car il montre que le sociologue, comme le physiologiste, arrive à la conclusion que le cerveau ne se contente pas de subir l’ensemble des événements sensoriels du monde environnant, mais au contraire l’interroge en fonction de présupposés sur la réalité. Une véritable physiologie de l’action est fondée sur ce principe.
Le regard absent
Le regard peut aussi être absent. Uta Frith décrit ainsi le petit Pierre, enfant autiste : « Contrairement à ce que tout le monde espérait, le langage n’ouvrit pas les portes de la communication. Curieusement, Pierre répétait souvent ce que disaient les autres. Par ailleurs, il était incapable de jouer à faire semblant ou de participer à une quelconque activité de groupe… Souvent, la famille avait l’impression qu’un mur invisible les empêchait d’entrer en contact avec Pierre… La plupart du temps, il semblait regarder les gens sans les voir. » Le regard des enfants de la guerre et des prisonniers de la Shoah est aussi un regard qui regarde sans voir. Le cerveau est fermé sur lui-même et n’interroge plus un monde d’où ne vient que l’horreur.
Le regard narrateur
Enfin, le regard peut être le véhicule des narrations, des contes et légendes, de l’histoire vécue et de la mémoire comme dans le théâtre. Un des exemples les plus remarquables et les plus anciens d’usage du regard au théâtre est celui du Kathakali qui a influencé de nombreux metteurs en scène modernes comme Mnouchkine. Voici quelques aspects de l’usage du regard dans cet art chorégraphique hindou tels qu’ils sont rapportés par Eugenio Barba. Une des règles qu’enseignent les maîtres du Kathakali à leurs élèves stipule que là où vont les mains pour représenter une action, là doivent se poser les yeux ; là où vont les yeux, là doit suivre l’intellect, et l’action représentée par les mains doit donner naissance à un sentiment déterminé qui se reflète sur le visage de l’acteur.
Le Kathakali joue donc sur deux registres : le visage qui exprime l’émotion et les réactions subjectives du personnage dans les situations où il se trouve, et les mains et le corps qui communiquent l’aspect narratif des épisodes. Le regard est l’objet d’exercices nombreux. Voici par exemple un exercice pratiqué par les Chakyars, communauté de Kérala connue pour ses acteurs excellents. Le premier jour, l’élève s’assied pour exercer ses yeux dès que la lune fait son apparition. Ses yeux sont oints avec du beurre. Il tourne ses iris autour de la lune sans cesse jusqu’à la disparition de l’astre. Le premier jour, cet exercice dure environ une heure, temps de passage de la lune dans le ciel. Le deuxième jour, l’élève s’assied à la même heure en s’appliquant au même genre d’exercice qui, cette fois, durera deux fois plus longtemps, car tel est le laps de temps entre l’apparition et la disparition de l’astre nocturne. De même le troisième jour. Il continue ainsi à exercer ses yeux chaque nuit, la durée de l’exercice augmentant toujours. Le quinzième jour, nuit de pleine lune, l’élève est assis de six heures du soir à six heures du matin, bougeant sans interruption ses iris en haut et en bas, à gauche et à droite, en rond et en diagonale, d’un coin à l’autre. Il ne s’arrête qu’à l’aube. Le beurre est utilisé pour donner un effet rafraîchissant à la rotation continuelle des iris. Ce système est connu sous le nom de Nilavirikkuka, littéralement « être assis au clair de lune ». Les acteurs s’entraînent au moins une heure par jour pendant huit ans ! L’entraînement à l’orientation vers un objet est le suivant : les yeux sont grands ouverts et la tête tourne tout en observant, comme si les iris conduisaient les mouvements de la tête. Soudain, d’un mouvement brusque, la tête s’arrête, et les iris se fixent sur un objet qui n’est pas le but décidé. La tête reste dans sa position immobile tandis que les iris se déplacent (lentement ou rapidement selon l’intention) vers le but fixé à l’avance et l’atteignent. Alors seulement la tête se tourne vers le but et, au moment où elle arrive sur celui-ci, le visage assume une expression particulière (haine, mépris, joie, etc.).
Une neuroéthologie du regard échangé ?
La difficulté de comprendre les déficits de la communication par le regard dans l’autisme vient sans doute du fait qu’il n’y a pas qu’un seul mode d’échange par le regard (Emery, 2000 ;Emery et coll., 1997). Il faudrait construire une véritable « neuroéthologie du regard » échangé. Emery a tenté une classification en cinq catégories :
– le regard partagé ou échangé dont l’exemple typique est l’échange entre la mère et le bébé. Il distingue ici deux classes : le regard direct et le regard dévié comme deux variantes de la même classe ;
– le fait de suivre du regard ; c’est encore un mode de lien mais dynamique qui met en jeu, nous le savons, la poursuite oculaire ;
– l’attention conjointe. Dans sa forme élémentaire, elle n’implique pas la désignation par le regard ni l’échange, mais simplement le fait que le regard de l’autre induit une attention portée au même objet ;
– l’attention partagée dans laquelle il y a une triade entre les deux agents et l’objet regardé. Ce n’est pas encore la « désignation » de Degos et Bachoud-Lévi qui exige une implication actived’autrui dans le partage de l’attention. On a proposé récemment que, chez le primate en tout cas, la capacité d’imiter un geste soit liée à la capacité d’attention conjointe ;
– la théorie de l’esprit dans laquelle le sujet attribue à autrui une intention sur l’objet comme dans le cas de l’enfant qui attribue à la personne qu’il voit l’intention de saisir la peluche par la seule observation de son regard.
Autrement dit, il existerait bien une véritable hiérarchie de mécanisme de l’échange du regard qui se construit au cours de l’ontogenèse (y compris l’utilisation du regard dévié). Cela montre clairement que le contrôle des déplacements du regard et l’échange du regard sont produits par des mécanismes hiérarchisés emboîtés les uns dans les autres et en compétition. Le fait que les structures préfrontales n’interviennent que tardivement au cours de l’ontogenèse est peut-être la raison de l’apparition progressive, au cours de l’enfance, des formes les plus sophistiquées du regard conjoint, de ses contrôles cognitif, affectif et social.
Regard et émotion
Les bases neurales des émotions et leur relation avec les processus cognitifs sont maintenant mieux connues. Le regard échangé est chargé d’émotion et il n’est pas possible d’évoquer l’échange du regard sans insister sur l’importance de l’émotion dans la détection du regard d’autrui. La première preuve en est l’activation de l’amygdale par le contact direct du regard d’autrui. Elle est bien sûr concomitante de l’activation des aires visuelles consacrées à la perception des visages le long de la voie temporale. Mais il n’est pas nécessaire de percevoir la totalité du visage pour que cette activation par le regard direct entraîne l’activation de l’amygdale ; il suffit par exemple de voir le « blanc de l’oeil » pour que l’amygdale soit activée de façon massive si le visage dont on a extrait le blanc de l’oeil exprime la peur par exemple (Whalen et Schreibman, 2003). De plus, les cortex cérébraux droit et gauche ne traitent pas les visages de la même façon. L’implication de l’amygdale dans les mécanismes émotionnels est bien connue.
Le cortex droit semble être impliqué de façon prépondérante et non consciente dans le caractère émotionnel de l’expression faciale. De même, dans le cas du syndrome de Capgras, on a fait l’hypothèse que l’impossibilité pour le patient d’identifier le visage d’autrui est due à une interruption du lien entre le traitement cognitif de l’identité du visage, le long des voies du lobe temporal, et la reconnaissance des aspects affectifs du visage (qui incluent nécessairement le regard), qui impliquent l’amygdale et le cortex préfrontal ventro-médian (Adolphs, Baron-Cohen et Tranel, 2002 ; Damasio, Tranel et Damasio, 1990). II ne faut d’ailleurs pas, comme le suggère trop souvent l’imagerie cérébrale, limiter au cortex la contribution des aspects motivationnels ou affectifs au contrôle du regard. Les ganglions de la base sont aussi un site de convergence (dans le noyau caudé par exemple) car les neurones de cette structure qui sont impliqués dans le contrôle de la direction du regard sont influencés par la récompense ou même l’attente d’une récompense.
Je voudrais proposer que les différentes classes d’échange du regard correspondent à la mise en jeu de systèmes neuronaux qui se mettent en place au cours de l’ontogenèse et qui répondent, d’une certaine façon, à la phylogenèse. Le simple contact par le regard, la fixation réciproque, est sans doute un mécanisme très ancien, apparaissant en premier au cours du développement, qui implique les colliculus supérieur et inférieur et l’amygdale, les premiers apportant la réaction d’orientation et l’amygdale l’évaluation par l’émotion. Plus tard apparaît le « désengagement » du regard, rendu possible grâce à une série de mécanismes d’inhibition dont certains impliquent les ganglions de la base et d’autres des projections inhibitrices venant du cortex frontal. Les cortex frontal et préfrontal de l’enfant ne se développent que tardivement, et le bébé reste donc plus facilement ancré sur le regard ou au contraire est plus facilement distrait par une stimulation sensorielle. II maîtrise moins son regard. Le subtil jeu inhibiteur ou désinhibiteur que permet le cortex frontal et préfrontal n’est pas à sa disposition (Diamond et Goldman-Rakic, 1989).
L’attention conjointe simple, sans échange réciproque, suppose l’apparition chez l’enfant d’un mécanisme qui intègre la perception de l’espace égocentré liant les objets au corps propre, ce qui correspond à des stades décrits par Piaget sur l’appréhension de l’espace et la différentiation du corps propre et des objets par exemple. C’est pour cela que les parties du lobe temporal qui sont impliquées dans l’élaboration multimodale du corps propre, la perception du mouvement biologique, la perception des visages seront concernées, ce que suggèrent à mon avis les travaux de M. Zilbovicius.
L’attention conjointe avec désignation suppose, elle, comme l’ont proposé Degos et Bachoud-Lévi, l’établissement d’une triade (je-tu-il) et un changement de référentiel qui permette à l’enfant de sortir de son référentiel égocentré, de changer de point de vue, ce qu’il ne fait qu’à partir de 1 an. Mais le développement complet de la capacité de partager avec l’autre ses intentions à travers le regard n’apparaît que tardivement, sans doute autour de 7-8 ans, en même temps que l’enfant peut réellement envisager, comme dans l’expérience des « trois montagnes » de Piaget(Piaget et Inhelder, 1981), le monde perçu de plusieurs points de vue.
L’idée qu’il est possible de proposer une théorie fonctionnelle qui rende compte des déficits de communication induits par les anomalies génétiques de l’autisme a été renforcée par les travauxpionniers du groupe de Baron-Cohen qui a proposé une « théorie amygdalienne de l’autisme » (Baron-Cohen, 2004 ; Baron-Cohen et coll., 2000) après avoir observé une très faible activation de l’amygdale chez les autistes dans des tâches d’inférence de l’intention d’autrui par leur regard. Mais, dès sa première publication, ce groupe a précisé, tout en attribuant un rôle essentiel à l’amygdale, que celle-ci n’était qu’une des régions anormales dans l’autisme. Par exemple, deux aires du système limbique sont impliquées dans l’émotion : l’amygdale et le cortex orbito-frontal. On sait maintenant le rôle décisif du cortex orbito-frontal à la fois dans l’évaluation (appraisal) de l’environnement et dans la capacité de changer le jugement que l’on fait de la valeur d’un stimulus (reversal), alors que l’amygdale est, semble-t-il, plus impliquée chez l’animal en tout cas dans l’association assez rigide d’une valeur à une configuration de stimuli.
Il est, à mon avis, important d’explorer aussi plus avant la fonction du lobe temporal dans ses fonctions d’élaboration de la conscience de soi : il joue un rôle essentiel dans l’orientation spatiale (Kahane et coll., 2003).
Le véritable défi aujourd’hui est de comprendre le réseau des aires du cerveau qui contribuent à l’élaboration du regard partagé et surtout de comprendre les informations qui y sont traitées, car le problème n’est pas de faire une simple phrénologie mais de comprendre les processus mis en jeu. Pour cela, je voudrais proposer quelques hypothèses qui guideront notre examen des bases neurales du regard.
Une hiérarchie des regards
La première hypothèse est que le regard est sous-tendu par des mécanismes neuronaux hiérarchisés qui se sont précisés au cours de l’évolution. Il n’y a donc pas un, mais de multiples regards, certains automatiques, réactifs, d’autres élaborés, exploratoires, d’autres encore projectifs, ou même libérés du mouvement de l’œil comme dans l’expression « jeter un certain regard sur ». C’est le regard symbolique de la pensée sur le monde et sur soi-même qui est visé. Il faut donc élaborer une théorie physiologique hiérarchique des mécanismes des regards. L’histoire nous a montré que toutes les grandes notions inventées par la langue pour désigner les fonctions cérébrales (mémoire, émotion, langage, attention) recouvrent en réalité des mécanismes très variés et que toutes ces notions doivent aujourd’hui être mises au pluriel !
Le regard évité
Ensuite, ce n’est pas parce qu’une personne ne dirige pas son regard vers autrui ou vers un objet qu’elle ne les perçoit pas. Elle peut en réalité avoir déplacé son regard pour éviter ce que l’on appelle le « contact » par le regard. L’évitement du regard est une certaine façon de regarder dans laquelle il n’y a pas de visée. La périphérie de la rétine, même si elle ne donne pas une image précise, permet quand même de « percevoir » le monde, de le saisir dans ses mouvements, ses relations, etc. Elle permet aussi beaucoup plus d’analyse fine que l’on croit : des expériences de psychologie réalisées dans les années 1950 ont montré par exemple que, si l’on demande à un sujet de fixer un point et qu’on lui présente à la périphérie du champ visuel un chiffre, il dira qu’il ne peut pas lire ce chiffre. Toutefois, si on lui demande de dire un chiffre au hasard, celui-ci est souvent parfaitement correct ! J’ai parlé dans Le sens du mouvement de ces enfants amblyopes profonds qui, au lycée pour aveugles de Montgeron, pouvaient jouer au ping-pong. Ils ne pouvaient pas lire car leur vision fovéale était très pauvre mais pouvaient percevoir le mouvement, sans doute avec la vision sous-corticale. Attention donc à ce que j’appelle la « perception inconsciente ».
On accorde aujourd’hui beaucoup trop d’importance aux formes conscientes de perception, alors qu’une partie importante de notre perception résulte de mécanismes sous-corticaux parfaitement inconscients qui pourtant influencent profondément nos,pensées et notre relation avec le monde.
Regard et attention
Un grand débat du siècle dernier a porté sur les relations entre attention et regard. Déjà à Moscou, il y a plus de cinquante ans, nos amis russes avaient appelé « fovéa fonctionnelle » cette pseudo-fovéa qui peut balayer le monde sans que les yeux bougent. On appelle aujourd’hui « attention » ce balayage du champ visuel sans mouvement des yeux. L’autiste pourrait-il non seulement percevoir le monde avec la périphérie de son champ visuel, comme nous l’avons suggéré plus haut, mais aussi « regarder » autrui ou le monde avec ce regard de l’œil dévié et figé ?
Pour certains, l’attention est un processus indépendant, superposé aux fonctions motrices et cognitives, mettant en jeu des modules cérébraux distincts et spécialisés qui exercent des actions de filtrage, de modulation, etc., sur les traitements sensoriel et moteur. Je pense personnellement que cette vue est erronée : l’« attention » est, comme la « décision », un terme qui désigne un ensemble complexe hiérarchisé de processus fondamentaux du fonctionnement cérébral lié au fait que le cerveau est essentiellement une machine qui prédit, présélectionne, anticipe, etc. S’il est juste d’étudier les mécanismes de cette sélection il est, à mon avis, faux de les séparer dans une fonction unique que l’on appellerait l’« attention » au singulier.
En ce qui concerne le regard, on a proposé une théorie appelée « théorie motrice de l’attention » (Barton et Rizzo, 1994 ; Rizzolatti et coll., 1987 ; Sheliga, Riggio et Rizzolatti, 1994) qui suggérait qu’en réalité, comme l’avaient pressenti les chercheurs russes, les mêmes mécanismes sont impliqués dans l’organisation motrice de l’orientation du regard et dans les déplacements attentionnels. Nous avons été les premiers à démontrer, par imagerie cérébrale, que les mêmes aires du cortex sont activées par ce que nous avions appelé des « saccades imaginées » et des « saccades exécutées » (Lang et coll., 1994). Par la suite, de nombreux travaux ont confirmé ce résultat et ont proposé l’idée d’un réseau commun pour le contrôle de l’attention visuelle et le contrôle du regard (Corbetta et coll., 1993 ; Corbetta, 1998 ; Corbetta et coll., 1998). Toutefois, une dissociation a aussi été montrée (Astafiev et coll., 2003 ; Simon et coll., 2002). Le débat n’est donc pas clos sur ce sujet, et mon sentiment est que la tâche dans laquelle est impliqué le sujet est déterminante pour l’étroitesse du couplage entre attention et action.
Regard et conscience de soi
Une quatrième hypothèse est qu’échanger un regard exige que le sujet ait construit une perception cohérente de lui-même et de ses relations avec le monde. En effet, pour mettre en œuvre les mécanismes les plus cognitifs que nous utilisons pour la communication avec autrui, il faut que soit constituée une unité des trois niveaux que je distingue dans la perception du corps : le corps perçu, le corps vécu, le corps conçu. Or toute la physiologie moderne révèle l’extraordinaire éclatement des codages et des référentiels dans lesquels sont organisées les perceptions du corps et de l’espace. Diriger son regard, c’est décider d’une seule visée, c’est faire un choix unique et drastique. Chaque saccade est une décision sans retour, et il existe d’ailleurs un mécanisme dans le cerveau qui s’appelle « inhibition du retour » et qui empêche que notre regard se porte deux fois de suite sur le même lieu (les bases neurales de cette inhibition du retour ne sont pas connues).
Mon hypothèse est que si, comme le suggèrent de nombreux travaux, l’enfant autiste a du mal à construire une perception cohérente des relations entre son corps et le monde, comment pourrait-il prendre cette décision de consacrer, même un instant, toute son attention à un seul petit morceau du monde – puisqu’il n’a pas construit un monde qui ait un sens pour lui ? II est absolument nécessaire d’étudier plus à fond les stratégies d’utilisation du regard chez le patient autiste à la fois pour comprendre et peut-être pour rééduquer cette fonction si cruciale.
Regard et changements de points de vue
Une cinquième hypothèse suggère que, bien que le contrôle des mouvements du regard soit par essence « égocentré », c’est-à dire dirigé du point de vue de celui qui regarde, l’échange des regards exige que soient possibles à la fois le maintien du point de vue du sujet (égocentré) et le changement de point de vue qui le met à la place d’autrui (allocentré). Je ne peux échanger un regard avec autrui que si je me vois de sa place et avec ses intentions. Mais il s’agit ici de relever un défi : il faut adopter le point de vue de l’autre en entrant dans l’autre (Einfühlung), c’est-à-dire en adoptant un point de vue égocentré mais du point de vue de l’autre. Et sans doute tout cela en restant soi-même. J’appellerais cette opération remarquable une « multiperspective simultanée ». On voit ici le défi que va représenter l’espoir de comprendre ce mécanisme visiblement plus complexe que ce que laisse entendre la physiologie des « neurones miroirs ». Une théorie complète des mouvements du regard exigera donc que nous comprenions le rôle du regard d’autrui sur mon propre regard. Une véritable théorie de l’interaction des regards est donc à construire.
Regard, mémoire et émotion
Enfin, nous devons formuler une dernière hypothèse : le contrôle du regard est influencé par la mémoire mais aussi par le système limbique qui contrôle les émotions, si bien que toute interruption des relations entre émotion et perception aura des conséquences délétères sur le contrôle du regard. On voit ici la complexité du problème et le défi que va représenter dans les années à venir la compréhension des relations entre regard et autisme. Il faut donc se garder de tirer des conclusions trop hâtives de données partielles.