Un chardon qui fit la conquête d’une reine de France !                                                               Gérard Saccoccini

15 Mai 2021 

"Artichauts à la barigoule" la recette provençale qui subjugua Catherine de Médicis lorsqu’elle épousa Henri II et devint reine de France.  

   Dans une précédente chronique de la Gazeto, nous évoquions les apprêts de la cuisine du Moyen Age, dans nos campagnes et dans nos villes, ainsi que les différents légumes et ingrédients utilisés. Nombre d’entre eux sont aujourd’hui en partie relégués aux oubliettes de l’Histoire alors que d’autres ont traversé les millénaires et ont régalés les convives de nos tables inventives. Presque toujours, les légumes étaient issus de souches sauvages que nos paysans s’attachèrent à domestiquer. Beaucoup furent dédaignés et considérés indignes de figurer sur les tables de la noblesse et de la bourgeoisie, jusqu’à ce qu’un caprice, un phénomène de mode ou un besoin d’exotisme les réhabilite.

   Au terme d’un voyage de plusieurs millénaires arriva dans nos campagnes de Provence un chardon que des générations de paysans opiniâtres et de savants agronomes réussirent à domestiquer pour le rendre consommable. Ses bourgeons, sommés de couronnes épineuses, éclataient en bouquets d’inflorescences délicates aux riches couleurs bleues ou violacées. Sous le nom savant de Cynara cardunculus sylvestris se cachait l’ancêtre sauvage de la variété cardunculus scolymus, plante dicotylédone de la famille des Astéracées, du genre Cynara.

 Plus prosaïquement nommée artichaut, il semble avoir été connu des médecins et botanistes Grecs, établis dans leurs colonies de Sicile, qui l’utilisèrent sous sa forme de cardon aux feuilles finement ciselées pour des décoctions savantes propres à nettoyer l’organisme de ses humeurs et à purifier le sang.  Au 1er siècle, Pline le mentionne et relate qu’il est très apprécié par les Romains qui l’utilisent aussi pour ses vertus prétendues aphrodisiaques.

 Mais s’agissait-il bien de la même plante ?

 Vraisemblablement originaire des rivages de la Mer Rouge, il était connu des anciens Égyptiens et sa culture s’est ensuite répandue en Afrique du Nord. Avec les conquêtes arabes du 8ème siècle, il arrivera au terme d’un long voyage dans le Sud de l’Espagne où les agronomes d’Al Andalous le modelèrent pour obtenir la forme que nous lui connaissons, avant d’en diffuser la production dans les campagnes de l’émirat de Sicile et des possessions d’Italie du Sud. 

  L’artichaut que nous consommons aujourd’hui n’est apparu chez nous qu’à la fin du Moyen Age, après avoir fait l’objet de lentes et patientes expériences pour modifier son bourgeon floral afin de le rendre comestible (ainsi l’homme disputa à l’âne le privilège d’en déguster les riches saveurs poivrées).

 Le développement de sa culture sera souvent soumis aux hasards et aux vicissitudes de l’histoire et, aussi surprenant que cela paraisse, il fut principalement dû aux échanges commerciaux du monde des affaires de la Renaissance.

 En 1466, le richissime banquier Filippo Strozzi le fit venir de Naples, alors vice-royauté espagnole, pour l’acclimater dans ses domaines de Toscane. L’engouement pour ce légume fut tel que son négoce lucratif gagna les familles florentines des Bardi, des Peruzzi et des Baroncelli. Proches des papes, ces derniers s’installèrent en Avignon et en favorisèrent la culture qui s’étend aux terres fertiles du Comtat, au confluent du Rhône et de la Durance et dans les jardins d’Avignon.

 Une légende (mais ce n’est sans doute qu’une légende) raconte que la belle Laure aimait à le cuisiner pour régaler le divin Pétrarque

  En 1532, Olivier de Serres cite le Dauphiné et la région lyonnaise comme le « pays des cardes ». Dans les terres de Provence, l’artichaut atteint sa forme et ses couleurs actuelles, ainsi que son appellation de « petit violet ». Comme le câpre, qui est un bourgeon floral que l’on récolte avant l’éclosion, il est cueilli pour être consommé avant que le capitule portant l’inflorescence ne laisse éclore la fleur. Il est surtout considéré comme un plat de pauvre que l’on consomme bouilli, « à la croque-sel » ou en vinaigrette.

 Lorsque les Juifs furent expulsés d’Espagne par l’Inquisition, en 1492, ils quittèrent également la Sicile alors possession espagnole et s’exilèrent dans le ghetto de Rome où ils introduisirent la culture de l’artichaut et la recette des « carciofi alla giudia », encore largement proposée aujourd’hui dans les restaurants de la Ville Éternelle.

 Ceux qui s’installèrent dans le ghetto de Venise en répandirent la culture jusqu’en Lombardie et le préparaient cuit lentement, à l’étouffée, une manière succulente de conserver tous ses parfums, ses arômes et sa saveur subtile. 

Mais il sera accommodé de mille autres manières, selon les terroirs et l’inventivité des cuisiniers, et l’on prétend que c’est la recette provençale qui subjugua Catherine de Médicis lorsqu’elle épousa Henri II et devint reine de France.

 La reine était une épicurienne et elle adorait bien manger (et beaucoup manger). Elle connaissait bien sûr ce légume dont elle raffolait depuis son enfance à Florence, mais c’est la manière provençale de l’accommoder qui emporta ses suffrages. Elle en découvrit la recette lors du mariage de Mademoiselle de Martigues avec Monsieur de Loménie, le 19 juin 1576. Dans l’impossibilité de réfréner sa gourmandise, elle en mangea tant et tant qu’elle en fit une indigestion et « en pensa crever » selon le chroniqueur Pierre de l’Estoile. Elle ne renonça pas pour autant à son péché de gourmandise, imitée en cela par les courtisans de sa suite, ce qui contribua à lancer la mode de cette recette dans le beau royaume de France.

 Il semblerait que Louis XIV en raffolait aussi. 

  Voici la recette la plus proche de celle qui fit la conquête de la reine, lors de sa visite à Toulon et à Hyères, préparée avec les « petits violets du Midi » dont les plus prisés venaient d’Ollioules ou de Carqueiranne.

On ôte soigneusement les premières feuilles trop dures, puis on cisèle le bourgeon en coupant les feuilles au-dessus des parties tendres et on épluche soigneusement la hampe. Il faut tremper les artichauts dans de l’eau claire additionnée de jus de citron pour éviter qu’ils noircissent et on évide le cœur pour ôter les barbes.

 On assaisonne à cru, en prenant soin que le sel, le poivre, le thym et le laurier broyés et les quatre épices s’insèrent bien entre les feuilles. Il faut hacher menu un oignon, une gousse d’ail et un morceau de lard gras que l’on fait blondir dans l’huile d’olive vierge. 

Les bourgeons sont ensuite coupés en quatre dans la longueur, puis couchés bien serrés sur cette préparation. Arrosés de bouillon et d’un peu de vin blanc, ils vont cuire une heure, à couvert et à four doux. 

On désigne cette préparation soignée et longuement mitonnée dans une cocotte en fonte : « Artichauts à la barigoule ».

   Si vous souhaitez la reproduire, la reine vous souhaite un bon appétit !