15 AOÛT 2023
Dans une mer d’oliviers au cœur du vignoble du Chianti, le petit village de Vinci abrita une relation amoureuse illégitime entre Caterina, une jeune paysanne, et un riche propriétaire terrien, notaire chancelier et ambassadeur de la République de Florence, Ser Piero Fruosino.
Le samedi 15 avril 1452, à la troisième heure de la nuit après l’Ave Maria (soit 22h30), vient au monde, dans le petit hameau d’Anchiano, un petit garçon baptisé Lionardo. Il va grandir insouciant et joyeux, choyé par sa mère et son père. Du côté maternel, sa grand-mère céramiste l’initie à l’art et son grand-père ne cessera de lui répéter « po l’occhio » (ouvre l’œil) pour aiguiser sa curiosité.
Il suit l’enseignement de la seule école d’abaque car sa condition de bâtard lui interdira l’accès aux études supérieures. Autodidacte le plus génial que l’humanité ait engendré, il fera sa propre formation et n’apprendra le latin et le grec que bien plus tard, à l’âge de quarante-cinq ans. Eveillé, doué pour le dessin, curieux de tout, il s’amuse à transcrire le rude et rocailleux dialecte toscan en écriture spéculaire, mais son incapacité à fixer son attention suscite l’inquiétude de son père qui décide de le confier à son ami, Andrea del Verrochio, à Florence, pour se former à la peinture. Pendant quinze ans, il sera le premier assistant de ce maître prestigieux, artiste pluridisciplinaire accompli, même si ce dernier prit souvent ombrage des manifestations surprenantes du génie de son élève.
Après son passage au cénacle médicéen, Leonard s'installe à Milan, à la cour prestigieuse de Ludovic le More où s’affirme et s’épanouit son génie universel à caractère autodidacte dans toutes les disciplines. Il réalise la Cène, il projette et fait construire l’immense et rationnelle ‘ferme résidence’ ducale au cœur des rizières de la Lomellina, proche de Pavie, pour lesquelles il crée un réseau complexe de canaux à niveaux décalés pour la mise en eau et invente un système d’écluses à bief. Il crée, dessine, invente tous les artifices et accessoires destinés aux somptueuses fêtes dans les résidences ducales.
Après la conquête du Milanais par les Français, Léonard travaille à Mantoue, puis à Venise, aux ouvrages et aux techniques militaires pour protéger la Sérénissime dont les possessions sont constamment harcelées par les Turcs. Pour anéantir leur flotte, il prône sa destruction dans ses ports d'attache même et met au point d’incroyables techniques de défense et d’attaque sous-marine !
Il revient à Florence pour renforcer les défenses de la ville. Pour freiner les crues violentes du fleuve Arno, il travaille à la régulation de son cours en imaginant le faire traverser deux lacs de montagne, puis des bassins de rétention successifs. Ce plan ambitieux, non réalisé parce que trop onéreux, aurait sans doute pu éviter les inondations catastrophiques de 1966, ou tout au moins en limiter les effets.
A cinquante ans passés, tout ce qu’il sait il l’a acquis par sa prodigieuse intelligence de surdoué, ses facultés inégalées de recherche intuitive et de synthèse qui en font un autodidacte accompli mais aussi un procrastinateur, un être insaisissable, vite éprouvé par un découragement rapide et par tout obstacle de nature à l’empêcher d’achever ce qu’il entreprend. Le pape Médicis, Léon X, ne lui permettra pas de donner sa mesure sur les grands chantiers de Rome. Il laissera ce commentaire énigmatique : « les Medici m’ont créé, les Medici m’ont détruit ». Ainsi s’achève la partie italienne de son parcours.
LA GLOIRE EN FRANCE
François 1er, fasciné par sa personnalité l’invite en France au titre de « premier peintre, ingénieur et architecte du roi », avec une pension de 1000 écus et lui dit : « ici, Léonard, tu seras libre de rêver, de penser et de travailler ». Le monarque va utiliser ses talents à la restructuration du château d’Amboise, à la préparation des fêtes de la cour où, par exemple, sa capacité à réaliser des effets spéciaux lui permet la reconstitution de la bataille de Marignan !
LE RÊVE OUBLIÉ
Le roi, appuyé par sa sœur Marguerite de Navarre, lui présente une demande aussi étrange qu’insolite : dans un grand dessein de développement économique national, faire de Romorantin la nouvelle capitale du royaume de France. C’est certainement pour ce projet imaginé un an plus tôt - le plus gigantesque de son temps - que François 1er a appelé Léonard en France.
Mais pourquoi choisir Romorantin, petite cité isolée en plein cœur des marais de Sologne ? Peut-être parce que la petite enfance de François 1er s’est presque entièrement passée dans le château de sa mère, au bord de la Sauldre et que c’est ici qu’il s’est initié à sa véritable passion : la chasse.
Plus vraisemblablement, il faut considérer que Romorantin présentait l’avantage d’un immense espace territorial disponible. De plus, les divers bras de la Sauldre serpentant entre de nombreuses îles permettaient d’envisager un maillage de canaux de nature à intéresser Léonard, génial ingénieur spécialiste des sciences de l’hydraulique.
En matière d’urbanisme, Léonard définit pour la ville la synthèse de concepts de flux d’eau et d’air, d’études d’harmonies liant la vie, la culture et les productions industrielle et agricole raisonnées, propres à rassembler les énergies créatives de l’homme. Il a largement dépassé l’idée de la Cité idéale de la Renaissance, structurée par le culte grec de la beauté plutôt que par la fonctionnalité romaine.
Sa vision de l’ingénierie civile, pharaonique pour l’époque, préfigure les immenses chantiers du XX° siècle ! Grâce à la quinzaine de dessins contenus dans les codex Atlanticus et Arundel, on a pu établir, à Florence, les maquettes en 3 D de cette capitale idéale qui ne verra jamais le jour.
Dès 1517, il fait relever le niveau des terrains de quatre mètres pour le mettre à l’abri des crues. Il jette les plans d’un palais de 400 mètres de long enjambant la Sauldre, dont les écuries sont dotées d’une automatisation révolutionnaire. Il projette une ville sur plan orthogonal, des jardins suspendus au premier niveau de chaque édifice d’habitation et l’aménagement de la forêt proche avec pavillons de repos et allées cavalières. Le potentiel aquatique considérable du territoire, lui offre un immense champ d’applications des sciences hydrauliques et il forme le projet révolutionnaire de fonder une capitale entièrement construite sur l’eau.
Soucieux du développement industriel, il planifie la construction de huit moulins aux fonctions multiples pouvant actionner des foulons, des forges, des scieries, des manufactures de poudre et de salpêtre, des métiers à tisser la soie et les rubans, des ateliers de bronzage d’armes, de coutellerie et des métiers à polir des miroirs, à tourner des vases fins et travailler le jaspe et le porphyre.
L’audace réside dans le fait que tout doit être pensé par rapport à l’élément liquide, pour la gestion des eaux et le transport, et par rapport à l’air et à la ventilation pour la salubrité.
Gestion de l’eau – Léonard envisage la création d’un réseau fluvial pour le transport des biens et des personnes qui désenclaverait les terres intérieures en les reliant à la Méditerranée et à l’Atlantique.
Il exprime la nécessité de séparer les eaux vives des eaux usées par la création d’un double réseau sophistiqué comprenant un tout-à-l’égout pour l’évacuation des effluents et un système d’adduction des eaux propres au moyen d’une machinerie complexe que précisent ses dessins.
Il prévoit les écuries « automatiques » dans lesquelles la nourriture est véhiculée vers des trémies par des tapis, l’eau des abreuvoirs par des conduits d’eau propre et les effluents évacués vers les cloaques par un système de cunettes lavées par un courant de chasse.
Cette gestion intelligente participait à la lutte contre les épidémies qui faisaient des ravages en milieu urbain et pouvaient de ce fait être mieux contenues.
Gestion de l’air – L’utilisation des flux des vents dominants permettait de mieux répartir la ventilation des quartiers de la ville.
Léonard prévoit un développement très étalé des constructions et limite le nombre de niveaux des édifices construits sur des galeries à claire-voie.
Communications, transport – Ses dessins, très précis, permettent d’observer qu’il partage en deux catégories les voies de communications terrestres : les voies de desserte des quartiers, en surface, et les voies traversantes, en sous-sol, sous la ville.
Son projet visionnaire de liaisons fluviales a pour priorité de désenclaver la nouvelle capitale en reliant la Sauldre aménagée à la Loire. La plus longue voie d’eau commerciale de France, ouvrant sur l’Atlantique, sera parcourue par des embarcations de charge à fond plat : les toues cabanées. Ce que l’on comprend mieux quand on sait que Léonard élabore concomitamment le projet de construction du Havre de Grâce en Normandie (actuel port du Havre), point de départ des grandes voies maritimes. Le 8 octobre 1517, François 1er signe la charte de fondation de la ville qui reçoit les premiers navires l’année suivante et arbore, depuis, la salamandre royale sur ses armoiries.
Malgré des travaux d’hydraulique et de terrassement bien engagés, comme les systèmes de relevage des eaux pour alimenter des réservoirs au moyen de vis sans fin, ce gigantesque projet est abandonné.
Le 23 avril 1519, conscient que la maladie s’est aggravée, Léonard rédige son testament, se confesse et reçoit l’extrême onction. Il s’éteint le 2 mai, au Clos-Lucé et le projet de Romorantin est enterré avec lui, comme le seront ceux des liaisons fluviales vers l’Atlantique et la Méditerranée. La voie fluviale vers le bassin de la Seine sera ouverte presqu’un siècle plus tard, en 1604 par la construction du canal de Briare décidée par Sully. Les travaux de jonction de la Loire à l’axe Rhône-Saône ne commenceront qu’en 1783, sur décision des Etats de Bourgogne.
Carlo Pedretti, le grand expert italien de Léonard de Vinci et de la Renaissance et auteur d’un livre sur Romorantin en 1972, déclara en 2009, que le projet royal pour Romorantin était parfaitement comparable au « projet de Franklin Delano Roosevelt nommé Tennessee Valley Authority [TVA : grand projet d’aménagement fluvial qui tira les Etats-Unis de la dépression].