15 Août 2020
Prato, en Toscane
Pour préparer la conférence sur « Zita, dernière impératrice d’Autriche », je fus amené à effectuer des recherches sur la pandémie de « grippe espagnole » de 1918 au cours de laquelle la toute jeune souveraine se dévoua corps et âme pour soigner et secourir les malades à Vienne.
Le peuple en déshérence de la capitale d’un empire à l’agonie était un des plus misérables d’Europe, soumis aux frustrations, aux affres de la famine, et décimé par la terrible épidémie de grippe, devenue une sorte de double peine qui fit plus de victimes que la guerre elle-même.
Si la prolifération fut fulgurante, c’est sans doute parce que, d’une part, elle touchait des populations européennes très affaiblies par le conflit et, d'autre part, parce qu’elles n’avaient pas connaissance des mesures d'hygiène élémentaire et de précaution incontournables appliquées aujourd'hui : distanciation sociale, confinement, lavage des mains.
Pourquoi le nom de grippe espagnole ?
Utilisé par la presse française, ce nom vient du fait que les informations relatives à l’épidémie, censurées par les états alliés, furent librement publiées par la presse de l’Espagne, pays dont la neutralité l’avait abstrait du conflit. Non impliquée dans les alliances de la Première Guerre Mondiale, ses rapports sanitaires reflétaient la triste réalité que les belligérants, pour des raisons diverses (censure militaire, raison d’état), tardèrent à prendre en compte, ou occultèrent totalement. L’information manipulée rendit compte d’un nombre de morts systématiquement minoré pour éviter l'effet de panique de nature à troubler l'opinion et à provoquer un sentiment de rejet envers les soldats américains porteurs du virus et perturber de ce fait les dernières campagnes militaires de la Grande Guerre.
Due à une souche virulente du H1N1, l’épidémie est apparue avant 1917 aux Etats Unis, au Kansas, et repérée à Boston, importée vraisemblablement de Chine (par des travailleurs immigrés infectés croit-on). Il semblerait que les premiers foyers d'infection en Europe soient le fait de jeunes recrues américaines porteuses du virus, arrivées en renfort contre les troupes de la Triple Alliance.
Dans les rangs des combattants, de nombreux décès furent attribués à la guerre alors qu'ils étaient dus au virus. Ce fut le cas pour Guillaume Apollinaire, mort du virus à Paris, mais déclaré « mort pour la France » du fait de son engagement militaire.
En 1918 l'attaque virale couvrit en 15 jours tout le continent nord-américain faisant des milliers de morts (plus de six-cent mille) parmi lesquels nombre d’entre eux représentaient l’immense tribut payé par le personnel soignant.
Curieusement, malgré les deux millions et demi de victimes recensées en Europe occidentale, le souvenir de la pandémie n’est pas resté très présent, du au terrible choc traumatique de la Première Guerre mondiale, largement commémoré dans les décennies suivantes, ce qui va quasiment emplir la mémoire collective au détriment du souvenir de cette terrible épidémie.
Selon l’Institut Pasteur, la pandémie aurait fait de vingt à cinquante millions de morts, estimations plus ou moins corroborées par les travaux de l'historien Niall Johnson. Certaines études plus récentes parlant de 3 à 5% de la population mondiale, soient plus de cent millions de morts estimés, ont fait revoir ces chiffres à la hausse.
Et peut-être d’avantage encore, car l’Europe était à l’époque, le siège des puissances colonisatrices et leurs bateaux furent les vecteurs de la propagation vers l’Amérique du Sud, l'Afrique, les Indes et l'Asie d'une épidémie qui devint pandémie planétaire, faisant vraisemblablement beaucoup plus de victimes que les évaluations précédentes, prudemment estimées en fourchette basse.
A noter que pour l'Amérique du Sud et pour la Russie, en plein bouleversement révolutionnaire, il n'est fait mention d'aucune statistique (ce qui semble se répéter pour certains pays dans le cas de la pandémie actuelle !).
A noter également la spécificité de cette grippe avec un taux de mortalité anormalement élevé dans la tranche des vingt à quarante ans, habituellement la moins touchée, et avec un pic chez les trentenaires qui représentaient 50% des décès. (cf. travaux du Pr Julien Besançon : Les jours de l’homme ; Ed. Vigot 1951).
Polémiques et controverses
A l'examen des polémiques actuelles concernant « l’arbitraire » du confinement, et la privation de liberté qu’imposait la décision, rappelons que la distanciation sociale comme moyen de lutte contre les épidémies fut instaurée au 16ème siècle par le « père de la chirurgie », Ambroise Paré, qui fit fermer à Paris tous les établissements publics de bains et étuves pour éviter la promiscuité, cause de contamination, afin de lutter contre les fréquents regains de la peste, manifestation de « l'ire de Dieu », disait-on.
En 1517, dans le projet de création de la nouvelle capitale du royaume de France, à Romorantin, Léonard de Vinci prévoyait une occupation de l'espace urbain par un damier de constructions très largement étalées et limitait le nombre de niveaux des édifices construits sur des galeries à claire-voie entourées de très vastes parcs arborés. Les orientations cardinales évaluées en fonction des vents dominants devaient permettre d’organiser la ventilation des quartiers de la ville pour assurer une plus grande salubrité.
Lui qui fit construire des écuries modernes, entièrement automatisées et lavées par des courants de chasse amenant les effluents vers des cloaques isolés, prescrivait d’éviter pour les hommes « une aussi considérable agglomération de gens, parqués comme des chèvres en troupeau, l'une sur le dos de l'autre, qui emplissent tous les coins de leur puanteur et sèment la pestilence et la mort » extrait du Codex Atlanticus (65 v-b) !
Réflexions sur un auto-confinement réussi.
Dans les années 1990, la prospère industrie textile italienne vivait les « derniers jours de Pompéi ». A Prato, à vingt kilomètres au Nord de Florence, les Chinois de Wenzhou avaient racheté la totalité des établissements industriels et organisaient l’installation de la plus grande communauté chinoise d'Europe après Paris et Londres (aujourd'hui évaluée à plus de 60 000 habitants sur les 250 000 que compte la ville !).
Fin janvier 2020, quelques milliers d’entre eux sont partis fêter le Nouvel An chinois mais, dès le 10 février, à leur retour, les dirigeants de la communauté leur imposaient un isolement draconien de deux semaines en même temps qu’ils appliquaient un confinement sévère à tous leurs ressortissants. Cela presque un mois avant que le gouvernement ne le décide pour l’Italie.
Le phénomène d'émulation a joué sur près de 40% de la population autochtone, appliquant spontanément les mesures sanitaires. Le fait est que la ville de Prato, en avril 2020, comptait moins de 30 cas avérés et un seul mort (enquête du journal Le Point).
Il est vrai que n’existaient pas, au 16ème siècle, nos incontournables « réseaux sociaux » qui altèrent l’information impartiale et honnête. Dommage que le merveilleux outil de communication que représente Internet soit devenu le véhicule de la désinformation, de la diatribe et de l’appauvrissement de notre langue*(1).
Reprenons humblement du recul et tentons de retrouver nos facultés de raisonner.
Au moment où plusieurs pays d’Europe viennent de rétablir la quatorzaine aux visiteurs Français, parce que notre coefficient de morbidité a dépassé le seuil critique le 31 juillet, le principe de précaution est plus que jamais de rigueur, nos vies en dépendent.
*(1) Fake news, twitter, liker, podcaster sont des termes franglais que beaucoup de pays de la francophonie, comme le Québec, refusent.