Les Colonies militaires                            Élizabeth Duriez

La Gazeto de « Tourrettes Héritage » N°52

                           15 Novembre 2020 

L’idée d’établir des colonies de soldats-paysans pour garder une frontière exposée à des attaques soudaines ou pour lutter contre des révoltes éventuelles en pays conquis est très ancienne, et déjà mise en œuvre par les légions romaines. 

  En France de timides tentatives furent entreprises par Vauban puis Choiseul, mais sans grand succès. 

  L’Autriche fut la première a vraiment mettre en exergue cette pratique après l’invasion des Turcs au milieu du XVIIe siècle jusqu’aux portes de Vienne. 

  Les colonies de l’Autriche ont une histoire que l’on a pu juger sur leurs actes dans toutes les guerres de ce pays contre la France. Elles avaient, dès le commencement du XVIIIe siècle, une existence régulière, et avant même cette dernière époque, elles existaient par la force des choses d’où elles tirent principalement leur origine.

   Dans le Moyen-Age, les populations fixées à l’extrémité orientale de la Transylvanie, les Szeklers, tribu de race magyare, remplissaient la fonction spéciale de gardes des frontières. Les incursions armées répétitives des Turcs obligèrent d’autres tribus à s’organiser de la même façon et pour le même objet. Ainsi les confins militaires de l’Autriche qui s’étendent de l’Adriatique jusqu’aux principautés moldo-valaques se divisent en six colonies, mais pas toutes disposées régulièrement sur la frontière austro-turque. Elles sont établies primitivement sur les points les plus menacés et les plus favorables à la défense. 

  L’organisation législative de ces colonies est féodale; mais le point de départ est la sujétion (Unterthanigkeit), non celui du servage. 

L’état est le seigneur terrien; c’est de l’état que le colon tient sa terre, c’est envers l’état qu’il s’oblige; le service militaire est la principale de ses prestations.

 Les terres se distinguent en fiefs et en acquêts. L’acquêt n’a point d’étendue fixée; mais le fief a ses limites qui varient de vingt-quatre à trente arpents*, les prairies non comprises. Une ferme complète se divise régulièrement par quart, moitié ou trois quarts.

 La population est partagée par familles; toute famille se compose nécessairement de plusieurs membres aidés de manœuvres, de telle sorte que les uns puissent cultiver pendant que les autres remplissent leurs obligations militaires. Lorsque plusieurs familles possèdent moins qu’une ferme complète, elles se réunissent en une association dont tous les membres, les manœuvres exceptés, ont les mêmes droits sur la propriété commune. En s’associant ils choisissent un père: c’est le plus âgé d’entre eux, à moins qu’il ne soit désigné pour le service militaire. Si le père est marié, sa femme est de droit la mère, sinon ce droit revient à la plus âgée des femmes de la communauté. Le père est chargé de veiller au maintien du bon ordre, des bonnes mœurs et de l’économie; il distribue le travail entre les membres de la famille; il prend soin de la récolte et de la vente des produits. S’il s’agit d’intérêts graves, de questions de propriété, de mutation, de contrats, de prêts, il rassemble et consulte ses associés; la majorité décide. La mère surveille les travaux des femmes et les affaires d’économie domestique. Dans le partage des bénéfices, le père et la mère prennent une double part; les autres associés ont une seule part égale pour tous. Celui qui est sous les armes, présent ou absent a aussi la sienne. 

  Une ferme possédée par une seule ou par plusieurs familles prend le nom de Grenzhaus (maison-frontière). En temps ordinaire, chaque maison entretient un homme tout équipé pour le service actif, qui consiste principalement dans la garde du cordon-frontière. Le gouvernement fait les frais des armes, des munitions, des  buffleteries *, à quoi il joint une paire de souliers par an. Si le colon en activité campe hors de la colonie, il a droit à la solde et à la nourriture des troupes de ligne. En temps de guerre, il reçoit de plus un équipement. La maison obtient sur l’impôt de l’année une déduction de douze florins durent le service de son soldat dans l’intérieur de la colonie, de six florins durant le service de campagne, et, dans ce dernier cas, elle est gratifiée par surcroît d’une nouvelle déduction de douze florins pour celui qui fait le service à l’intérieur pendant que l’autre combat sous les drapeaux.

 Les corvées que toute maison doit à l’état sont réglées sur l’étendue de la propriété. Chaque arpent de terre labourable ou de prairie oblige annuellement le propriétaire à une journée de travail manuel ou à une demi-journée d’un homme avec un attelage. L’impôt se règle aussi d’après cette base. Cependant il n’est absolument pas le même dans toutes le colonies ni dans tous les régiments de chaque colonie; il varie suivant la qualité du sol. La moyenne est d’environ vingt kreutzers* par arpent, à l’exception des vignobles, qui paient davantage pour un revenu aussi plus considérable. Le produit de l’impôt est affecté, comme les corvées, à l’entretien du service public dans les colonies. Les propriété de toute nature sont héréditaires avec les obligations qui y sont attachées. Les filles sont aptes à succéder, à la condition qu’elles épousent dans les deux ans un colon capable de remplir ses charges militaires; sinon elles sont forcées de vendre. A défaut d’héritiers, les terres font retour à l’état, qui en dispose à son gré.

   Les effets de cette législation sont généralement salutaires et progressifs. Là, point de mendicité ni de vagabondage. Les maisons sont bâties proprement, bien éclairées, quelquefois meublées avec recherche. Les vergers, les vignobles, toute la campagne annonce une culture avancée; les routes sont en beaucoup d’endroits très bien tenues.

   Ainsi, l’Autriche a colonisé sur ses frontières, pour les mettre en état de se défendre elles-mêmes contre les agressions incessantes des Turcs; la Russie a colonisé pour fortifier son système militaire, sans faire peser de nouvelles charges sus ses revenus.

   Pierre-le-Grand, à qui remontent toutes traditions de la Russie moderne, avait, il est vrai, conçu la pensée d’institutions militaires destinées à protéger son empire, au midi et à l’est, contre les Tartares et les Turcs: il avait même organisé les Cosaques du Kouban pour le service armé de la frontière. Son continuateur le plus heureux et le plus fidèle, Catherine II, en fit de même avec les Cosaques Zaporogues; mais ce n’est point de ces premiers essais que sont nées les colonies proprement dites, établies depuis trente années seulement dans le nord et dans l’ouest. Celles-ci furent créées par le tsar Alexandre 1er. Il avait songé dès 1810 à doter son empire de véritables colonies militaires; mais il ne comprit toute l’importance de semblables établissements qu’en 1814, lorsqu’il eut apprécié par ses yeux et reconnu sur de glorieux témoignages les mérites des colonies militaires de l’Autriche.

  En Russie, les colonies militaires représenteront une organisation spéciale des forces militaires russes de 1810 à 1857, qui permettra de combiner le service militaire et l’emploi agricole.

 Alexandre 1er peut ainsi  constituer une réserve bon marché de forces militaires entraînées sans augmenter les dépenses pour l’armée.

  La première colonie militaire a été établie en 1810 par Alexei Andreyevitch Araktcheyev (qui est devenu le chef officiel des colonies militaires en 1817) dans le district de Klimovitchi, province de Moguilev. A partir de 1816, l’établissement de colonies militaires se fait à grande échelle, et le tsar Alexandre 1er sollicite les polytechniciens français, en poste à ce moment-là à Moscou de participer à leur construction. C’est ainsi que Jacques Alexandre Fabre réalisera celle de Saratov , au sud est de Moscou, à environ 800 km , au bord de la Volga. Les colonies du nord comprenaient essentiellement des fantassins, alors que celles du sud concernaient surtout des cavaliers.

 Les troupes de la colonie étaient composées de soldats mariés qui avaient servi au moins six ans et d’habitants locaux - des hommes (pour la plupart des paysans) âgés de 18 à 45 ans. Les deux groupes étaient appelés colons-propriétaires. Les habitants locaux restants du même âge qui ne faisaient pas partie des troupes mais étaient aptes au service étaient enrôlés comme assistants des propriétaires et étaient inclus dans des subdivisions militaires de réserve. Les fils des colons militaires étaient enrôlés dès l’âge de 7 ans et étaient connus sous le nom de kantonisty; à l’âge de 18 ans, ils étaient transférés dans les sections militaires. A l’âge de 45 ans, les colons prenaient leur retraite mais continuaient à servir dans les hôpitaux et à des tâches économiques. Dans chaque campement militaire, composé de 60 groupes de maisons, une compagnie de 228 hommes était stationnée. Dans chaque groupe de maisons se trouvaient quatre propriétaires ayant une économie commune. La vie dans les colonies militaires était strictement réglementée. Les paysans suivaient une formation militaire toute l’année et les travaux agricoles n’étaient pas nécessairement effectués aux moments les plus favorables. Les châtiments corporels étaient courants. 

  Les colonies militaires, étant installées sur les terres de l’État, provoquèrent souvent des troubles et des résistances paysannes.

 Ainsi Alexandre 1er déclara: « Les colonies militaires continueront même si la route de Saint Petersbourg à Chudovo (100km) doit être pavée de cadavres! » 

Les colonies militaires constituaient près d’un quart de l’armée (certains diront un tiers), et elles avaient un capital de 32 millions de roubles, mais elles ne fournissaient pas un approvisionnement sûr en recrues pour l’armée. Loin d’être une arme dans la lutte contre le mouvement de libération, elles sont devenues l’une des sources de ce mouvement.

  Dans les années qui suivirent il y eut plusieurs fois des soulèvements. Les insurgés demandant de retrouver leur ancien statut, avaient saisi les terres qui leur avaient été prises, attaquant et explosant leurs chefs (insurrection de 1819 en Ukraine). Une justice sévère fut rendue aux insurgés sous la supervision personnelle d’Araktcheyev.

 En juillet 1831, dans la colonie militaire près de Staraïa Russa, eut lieu l’un des plus grands soulèvements de soldats de l’armée russe pendant la première moitié du XIXe siècle. Une épidémie de choléra a servi de cause initiale. Cela a provoqué un certain nombre de « soulèvements contre le choléra ». La ville passa aux mains des insurgés, qui installèrent une cour sur la place et exécutèrent leurs chefs. Ce soulèvement s’est étendu à la plupart des colonies militaires de la province de Novgorod. Un bataillon envoyé pour réprimer la révolte passa aux côtés des rebelles. Les représailles du gouvernement ont été cruelles: un tiers des habitants des villages qui avaient pris part au soulèvement ont subi les coups de knout (12000 coups par personne) et ont été ensuite envoyés en Sibérie; beaucoup d’autres ont été envoyés à la forteresse de Crondstadt, où ils ont dû effectuer des travaux forcés pour les condamnés.

   Ces flambées parmi les colons militaires sont devenues récurrentes de la part de la paysannerie russe. En 1831, de nombreuses colonies militaires ont été rebaptisées districts de soldats agricoles, ce qui a conduit à la liquidation de facto de la plupart des colonies militaires. En 1857, toutes les colonies militaires et les districts de soldats ont été abolis. 

  * arpent = équivaut entre 3200 et 7800 m2 suivant les régions. 

* buffleterie = équipement en cuir soutenant des armes

 * kreutzer = ancienne monnaie allemande ou autrichienne

    PS : en ce qui concerne le château du Puy, l’architecture a subi quelques modifications adaptées au style provençal et non russe comme les toits en tuiles romanes et en génoise ainsi que le rajout des pavillons à l’est de la structure, entorse à la colonie militaire… 

  Cet éditorial s'est inspiré de l'article d'Hippolyte Desprez "Des colonies militaires de l'Autriche et de la Russie"  dans la Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 19, 1847 (p.722-735)