GIOTTO ET LA COMÈTE DE HALLEY             Gérard SACCOCCINI

la gazeto de "tourrettes-héritage" n° 78

15 avril 2023  

 Fresque de l’Adoration des mages par Giotto. La comète est visible au dessus du toit

 Le 11 janvier dernier, la conférence sur le thème «  Giotto, ou comment s’écrivit l’histoire de la peinture européenne » présentait les magnifiques images des fresques de la chapelle Scrovegni à Padoue. Trois tableaux atteignent le point paroxystique de la maîtrise picturale dans la transmission du langage non verbal : La Rencontre à la porte d’Orée, le Baiser de Judas et l’Adoration des Mages.

   Revenons un instant sur l’histoire de Giotto, « écrivain » de la peinture moderne. 

  Il est né vers 1267, dans le petit hameau de Colle di Vespignano, région du Mugello au Nord-Est de Florence. Comme tous les petits enfants d’un monde rural besogneux, il fut tout d’abord le berger du troupeau familial. Sa maison natale rappelle qu’il y vécut jusqu’à l’âge de dix ans, avant le départ pour Florence afin de rejoindre la bottega de son maître, Cimabue. Une légende, que l’on dit colportée par Lorenzo Ghiberti et reprise par Vasari, raconte que Cimabue le surprit, enfant, en train de dessiner sur une pierre et que, subjugué par son génie, il l’aurait pris dans son atelier pour le former.

 Créateur du langage pictural de la Renaissance, pour avoir réalisé la rupture avec Byzance, son art de "tirer chaque figure et chaque situation vers le naturel" (Giovanni Villani, Nova Cronaca), livre sa subtile recherche de "profondeur", de perspective plausible, crédible, et d'humanité. Voilà les traits novateurs qui ont frappé ses contemporains et marqué un tournant dans l'histoire de la peinture.

 Maître recherché et célèbre à trente ans, à la tête d'un important atelier, rigoureusement structuré, il fut appelé à Rome, Rimini, Naples, Bologne et Milan.

   Après avoir œuvré aux fresques de l'église haute de la double basilique d'Assise, dans les années 1290, ainsi que dans les églises de Florence, il répondit à la demande du riche marchand et patricien de Venise, Enrico Scrovegni, pour réaliser les fresques de la chapelle familiale de Padoue, dite de l’Arena, entre 1303 et 1305. Le cycle est considéré comme le plus complet du maître dans sa période de maturité, et constitue l’une des réalisations les plus magistrales de l’art pictural occidental.

 Chef-d’œuvre du Trecento, unité et cohérence y atteignent des sommets que soutiennent la rare vivacité du chromatisme et la grande force expressive des figures.

   Les fresques de la chapelle Scrovegni. 

  Les Histoires de la Vie de Marie sont sublimes et le tableau de La Rencontre à la porte d’Orée, en est un point d’orgue. L’image de l’étreinte des époux restitue l’immense tendresse qui les lie et montre le prodigieux cheminement technique de Giotto pour maîtriser les jeux d’ombre et de lumière afin de restituer la volumétrie spatiale plausible d’une perspective dont il ignore encore l’architecture mathématique.

 Avec le Baiser de Judas, si l’expression est passée dans le langage courant pour désigner la trahison, l’image s’inscrit en faux et livre un ineffable message d’amour dans une autre lecture possible de l’image. C’est une des scènes les plus belles du cycle par la charge émotionnelle intense et quasi palpable qui s’en dégage. Le regard inflexible du Christ semble commander impérieusement à un Judas terrorisé : « fais ce que je te dis ! trahis-moi ! Désigne-moi, afin que les temps s’accomplissent ! » 

  Mais c’est sur la scène de l’Adoration des Mages que je voulais plus particulièrement revenir, afin de répondre aux nombreuses questions qui ont suivi. Le temps imparti pour la conférence ne permettait pas une présentation très détaillée de l’action pour l’analyse de laquelle une heure aurait à peine suffi.

 L’image s’inscrit dans un contraste saisissant entre l’environnement spatial rude et dépouillé, les somptueux vêtements des rois et le riche manteau de la Vierge. L’étroit chemin vers la crèche de Bethléem semble venir butter sur l’obstacle de l’humble étable.

 Le chamelier bridant l’animal de tête s’est arrêté derrière les Mages, figeant la progression de la caravane. Giotto utilise ce stratagème pour accentuer la sacralisation de l’acte d’adoration par un subtil « arrêt sur image ». Il suspend le temps : le roi le plus âgé a ôté sa couronne et s’est agenouillé devant l’Enfant. Il a reconnu le roi du monde.

 Dans le ciel de la Crèche, au-dessus de l’étable, passe la comète à la chevelure flamboyante, aux couleurs d’incendie. Giotto le magicien s’arroge ainsi le droit de traduire, et même de réécrire, la Bible du grec au latin. Il donne à la lecture du drame de la Passion, qui commence là, une indicible humanité et une dimension prémonitoire d’une formidable intensité qui ouvre le cycle annoncé par le passage de la comète et viendra le clore par le Baiser de Judas !

 Mais, était-ce bien comme on l’a dit la comète de Halley ? Le cycle de 76 ans de la comète a permis d’évaluer qu’elle aurait dû passer dans le ciel 6 ans avant la date acceptée de naissance du Christ et réapparaître 66 ans après. Au début du XIV° siècle, elle aurait donc été visible en 1301, date à laquelle Giotto aurait pu l’observer.

 Impressionné comme ses contemporains par le phénomène céleste, il l’aurait alors « conservé dans sa mémoire » pour le représenter, vers 1304, dans son œuvre qu’il achève en 1306*.

 * L’agence spatiale européenne (ESA) a baptisé « Giotto » la mission lancée en 1985, dont la première des cinq sondes a pu survoler la comète afin de collecter des données détaillées de celle-ci, d’analyser les matériaux éjectés et d’en étudier la chimie complexe. 

    Où s’agit-il d’une autre comète ?

 On sait que plusieurs aérolites peuvent apparaître sur un même point, dans des périodes rapprochées, au risque d’entrer en collision. Mais Halley est reconnaissable par sa « chevelure rouge » et sa queue lumineuse de particules ionisées qui s’étire sur un quart de la voûte céleste (quelques centaines de millions de kilomètres).

 Et la comète de la fresque est bien rouge ! 

  La Comète qui fascine et impressionne les hommes ! 

  C’est en 1705 que l’astronome Edmond Halley rapproche les apparitions de 1531, 1607 et 1682 et déclare qu’il s’agit à chaque fois de la seule et même comète, même si les luminosités sont variables. La différence d’intensité de la lumière perçue est due à la plus ou moins grande proximité de l’orbite avec les grandes planètes comme Saturne et Jupiter.   Ses recherches concernant l’orbite elliptique sur laquelle l’astre voyage lui permettent d’établir que sa révolution complète dure 76 ans et que son prochain passage pourra s’observer au cours de l’année 1759. La comète réapparaît en décembre 1758, la théorie se révèle un véritable triomphe car le passage au périhélie s’effectue bien, comme annoncé, en mars 1759.

   Grandes peurs, prémonitions, superstitions.   Le passage de l’astre flamboyant est signalé aux quatre points cardinaux de la Terre depuis des temps immémoriaux, majoritairement dans les chroniques d’Extrême-Orient, de Chine, de Perse, de Babylone, en Europe également, mais il ne s’appelle pas encore Comète de Halley. Ne pouvant en expliquer la cosmogonie, l’imaginaire des hommes a associé le phénomène à un message prémonitoire divin dont l’accomplissement, dans les actes d’un futur plus ou moins proche, en laisse supposer la nature divinatoire qui va s’enraciner dans la mémoire collective.

 En 837, après le passage de la comète, Louis le Pieux et sa cour entament un jeûne expiatoire. Le message est reçu comme annonciateur de la mort prochaine du roi. 

En 1066, la comète est représentée sur la tapisserie de Bayeux, apparaissant au-dessus des troupes de Guillaume le Conquérant pour annoncer la victoire de la bataille d’Hastings.

   En 1835, le phénomène est observé en Chine, puis en Occident. 

Anecdote intéressante, Mark Twain est né le 20 novembre 1835, deux semaines après le passage de la comète de Halley dans le ciel du Missouri.

 Dans son récit autobiographique de 1909, avec sa verve épistolaire, il agrège son parcours de vie au cycle de « l’astre chevelu », porteur de fantasme, d’hallucinations et de messages prémonitoires nourris d’étranges coïncidences. Il écrit : « Voyez donc ces deux monstres inexplicables ; ils sont venus ensemble, ils doivent repartir ensemble » ! … « Je vins au monde avec la comète []. Elle reviendra l’année prochaine et je m’attends à partir avec elle ». Il est mort le 21 avril 1910, année de la grande terreur de fin du monde imminente provoquée par le passage, à quelques semaines d’intervalle, de deux astres dont on redoutait la terrible collision capable d’anéantir la Terre : la comète de Halley et la Grande comète dite de janvier, parce qu’apparue d’abord en Afrique du Sud au cours de ce mois. 

   Histoire ou légendes, il en reste que le cycle de fresques de l’Arena atteste que Giotto fut véritablement l’inventeur de la peinture italienne et s’impose comme le chef-d’œuvre de l’art occidental du Trecento. L’art pictural du XIV° siècle toscan forma un langage nouveau qui propagea dans toute l’Italie les signes précurseurs de la Renaissance. Cette approche nouvelle de l’écriture picturale affrontait la réalité en tentant de représenter la psychologie humaine et la profondeur de l’espace, jusqu’au point immatériel et fuyant où l’horizon terrestre s’unit au céleste.

   Giotto est mort le 8 janvier 1337.

 Dans un Moyen-Age finissant, il fut le premier artiste dont la pensée visionnaire contribua décisivement à la construction du mouvement humaniste qui, en plaçant l’homme au centre de l’univers, le rendait maître de son propre destin !