CALOUSTE SARKIS GULBENKIAN                         Un bien mystérieux Monsieur 5 %                   Un prodigieux destin                                   Gérard Saccoccini

15 Mai 2022

Pectorale à la libellule. René Latique. Fondation Gulbenkian Lisbonne 

Doté d’une immense double culture, orientale et occidentale, servi par une extraordinaire faculté de projection visionnaire et une prodigieuse qualité d’analyse des équilibres et enjeux économiques des débuts du 19ème siècle, Calouste Gulbenkian a été, avant tout, un véritable ‘architecte d’entreprises’ bien qu’il ait toujours récusé ce terme, alors même qu’il définissait à la perfection le concepteur de structures réunissant des nations aux intérêts divergents. Ses facultés de négociateur talentueux, flexible mais persévérant, en firent l’incontournable médiateur dans les négociations internationales pour l’exploitation des réserves de pétrole de l’Irak actuel.

   Guidé par un goût artistique exceptionnel, il s’attacha avec passion, tout au long de sa vie, à réunir une importante collection éclectique et unique d’œuvres d’art.

   Calouste Sarkis Gulbenkian vient au monde, le 23 mars 1869, dans le district de Scutari (Usküdar) dont le cadre paisible de jardins et de résidences cossues domine le quartier aux allures de village autour de la mosquée Mihrimah.

   Il va grandir dans la luxueuse résidence familiale dominant le Bosphore, élevé par des nurses anglaises et françaises. Il fréquente le Lycée Saint-Joseph de Scutari où il apprend le français.

 A l’âge de 14 ans, il part pour le comptoir familial de Marseille afin de parfaire sa maîtrise du français.   Il rejoint ensuite Londres pour apprendre l’anglais au King’s Collège. Il y étudie l’ingénierie pétrolière, se forme à la mentalité anglo-saxonne et perçoit très vite les enjeux stratégiques du pétrole. Il se distingue particulièrement en physique et devient maître de conférences en 1887. Cette formation lui donnera la dimension, l’envergure et les talents de négociateurs qui lui permettront de constituer sa colossale fortune. 

  Un voyage à Bakou lui inspire la rédaction de plusieurs rapports pour de grands périodiques français. En 1891, il publie La Transcaucasie et la péninsule d’Apchéron - Souvenirs de voyage, dont certains chapitres figurent dans la Revue des Deux Mondes.

   Pour se faire une position dans la société, il flatte le chef de la communauté arménienne, Ohanes Kevork Essayan, promoteur de l’industrie pétrolière russe, avec l’ambition secrète de marier sa fille qui sera pour lui « l’ascenseur social » qu’il convoite depuis longtemps ! C’est chose faite l’année suivante : il épouse Nevarte,l’héritière. Ils auront deux enfants : Nubar, né en 1896, et Rita, née en 1900.

   Mais c’est un mariage arrangé dans lequel il n’y a place pour aucun sentiment amoureux, ce que Nevarte confessera plus tard : elle n’aima jamais ce mari qu’elle n’avait pas choisi et… elle prit un amant.

La rencontre avec le philanthrope et mécène Alexandre Mantachev sera le véritable point de départ de sa carrière. Calouste vit dans l’intimité du richissime magnat du pétrole, devient son secrétaire particulier, dirige sa maison, organise ses parties fines, et côtoie le prestigieux milieu d’affaires anglais ! Installé à Londres, il commence sa carrière à la bourse des valeurs la plus importante du monde. Ses talents extraordinaires en font la référence en matière d’expertise financière d’entreprise et l’incite à réaliser de judicieux investissements. Il obtient la nationalité britannique en 1902.

   Il s’emploie à décider les magnats du pétrole basés dans le Caucase à collaborer avec les banques Rothschild, Deutsche Bank et le consortium Royal Dutch. Courtier internationaliste et honnête, il affirme son attachement citoyen à sa patrie, crée en 1908 la Banque Nationale de Turquie et, en 1912, il promeut la création de la Turkish Petroleum Company,consortium réunissant les plus grandes compagnies européennes, dont il détient 15 % du capital. Ses commissions passent à 5% du montant des transactions.

   Devenu, dans les années 1930, le référent incontournable pour la réalisation de toute opération pétrolière d’envergure, au faite de sa fortune, il passe la majorité de son temps à Paris où il possède, depuis 1923, un hôtel particulier sis au 51 avenue d’Iéna, où va s’exprimer sa passion d’esthète. Il y abrite ses magnifiques collections, manuscrits enluminés d’Arménie, laques précieux et porcelaines d’Extrême-Orient, ‘tapis-céramiques’ du Caucase, de Perse, de Turquie et de Syrie, ivoires médiévaux. Toutes les pièces exposent le mobilier et les bibelots d’époque Renaissance, les meubles français du XVIII° siècle mettant en valeur les peintures de Bouts, Van der Weyden, Hals, Van Dyck, Rubens, Rembrandt, Cima di Conegliano, Carpaccio, Turner, des impressionnistes et les somptueuses tapisseries flamandes. 

  Il n’y réside pas, préférant une suite de l’hôtel Ritz dans laquelle il mène ses affaires et une vie fastueuse de potentat oriental (ô combien scandaleuse). Pour répondre à ses appétits sexuels débridés, une discrète pourvoyeuse amène dans son lit (presque chaque soir) de nouvelles compagnes (souvent mineures !) qu’il fait vêtir somptueusement et couvre de bijoux qu’elles peuvent garder lorsqu’il les renvoie.

   La Deuxième Guerre Mondiale met un terme à ce train de vie et l’oblige à s’installer à Vichy en qualité de représentant des intérêts de la Perse auprès du gouvernement du maréchal Pétain. Il veut protéger ses collections restées dans son hôtel particulier (les allemands n’y pénétrèrent d’ailleurs jamais et les collections demeurèrent intactes).

   En 1942, après avoir longtemps hésité entre la France et la Suisse, il décide de s’installer au Portugal où il vivra pendant 13 ans, dans une suite de l’hôtel Aviz de Lisbonne, entouré de quelques domestiques (et de maîtresses de plus en plus jeunes).

 Il meurt le 20 juillet 1955 et sera inhumé à Londres, en l’église Saint Sarkis de Kensington qu’il avait financée. Par testament de 1953, il avait prévu la constitution d’une fondation internationale, ayant son siège à Lisbonne et portant son nom qu’il dote, après répartition aux ayants-droits, du reste de sa fortune. 

  Son but : soutenir la recherche scientifique et médicale, l’éducation, la promotion des arts et de la culture arménienne à travers le monde.

 Sa mission : agir pour le bien de l’entière humanité et porter ce qu’il avait défini comme ses deux plus grandes réussites : sa collection d’art et son action pour réunir les nations, les groupes et les intérêts divergents. Son rôle « d’architecte d’entreprises », en fait.

   De difficiles négociations sont entreprises, après sa mort, entre les gouvernements portugais et français pour permettre la sortie de France des collections d’art et définir le socle légal de la fondation. L’ordonnance d’approbation des statuts est signée le 18 juillet 1956. La collection complète arrive au Portugal en 1960 et sera exposée au Palais du marquis de Pombal de 1965 à 1969.

   Le musée Calouste Gulbenkian est inauguré le 2 octobre 1969, quelques mois avant la fin de la dictature de Salazar. Au cœur d’un des plus beaux parcs de Lisbonne, largement ouvert sur l’extérieur, le bâtiment est une référence d’architecture muséologique, conviant le visiteur à entrer dans la grandiose alchimie du dialogue permanent entre la nature et l’art (architectes : R. Athouguia, A. Pessoa, P. Cid, G. Teles, A. Bareto). 

  L’institution a assumé le rôle de ministère de la culture de substitution dans un Portugal ruiné. Aujourd’hui encore, de Constantinople à Lisbonne, en passant par Londres et Paris, la Fondation demeure synonyme de rayonnement culturel universel et l’une des plus importantes institutions à travers le monde. 

 Peu connu du grand public, Gulbenkian aimait négocier, marchander, palabrer, échafauder des plans, monter des affaires (sans perdre de vue ses intérêts). Il fut avant tout un commerçant avisé, raillé par ses adversaires qui l’appelaient « le marchand de tapis », ce qui le rendait très fier. Il amassa une des fortunes les plus colossales de son temps. Guidé par une infaillible perception du « beau », il rassembla une éblouissante collection.

   René Lalique fut l’unique artiste qui devint son ami. Il lui acheta le célèbre Pectoral à la Libellule, chef d’œuvre de l’Exposition Universelle de 1900 qu’il prêta à la tragédienne Sarah Bernhardt.

   Diplomate, aventurier, financier avisé, négociateur redoutable, mécène milliardaire et hypocondriaque, ses qualités et ses travers en font le plus humain des philanthropes. 

  Ce proverbe sanskrit aurait pu être sa plus belle épitaphe : 

  « Vous n’emporterez jamais dans vos mains froides, dans vos mains mortes, autre chose que ce que vous avez donné ! »